Lily Lulay

Vit et travaille à Francfort  (Allemagne)
www.lillylulay.de

Dans la plupart de mes projets, j’utilise du «found footage» (images trouvées), acheté sur les marchés aux puces ou sur internet. Pour moi, la photographie n’est pas seulement un mode d’expression artistique, mais une technique intégrée à la vie quotidienne, qu’il s’agit de comprendre et de remettre en question. Ayant grandi entourée d’images, à une époque où se prendre en photo est devenu un acte banal et quotidien, je me demande à quel point la photographie structure notre comportement, notre mémoire et notre perception sur le niveau collectif et sur le niveau individuel.

Le «found footage» me permet d’accéder à des points de vue sur des lieux que je n’ai jamais visités et des époques que je n’ai pas vécues. D’une certaine manière, je m’en sers pour élargir mon champ de vision et pour assister aux évènements qui existent en dehors de mon expérience personnelle (voir: An und Aussichtspunkte, 2014 / Amerika 1993, 2010 / Mindscapes depuis 2007). En même temps, en travaillant à partir des photos des autres, je suis évidemment confrontée aux limites du média. Mon point de vue est réduit à une forme rectangulaire, à un certain point de vue, aux reproductions en 2 dimensions, etc… C’est le débat perpétuel de la photographie, qui montre autant qu’elle cache.

Ce qui m’intéresse, c’est ce décalage entre les photographes, les appareils photos et les modes de perception du public. Certains éléments en dehors du centre d’intérêt habituel du photographe peuvent ainsi devenir plus visibles et plus évidents aux yeux d’un inconnu. C’est ainsi que les photographies dépassent toujours le contrôle de l’auteur, pour en révéler toujours davantage.

Permettez-moi de vous donner un exemple. Pour l’oeuvre intitulée «Amerika 2010», j’ai utilisé des centaines de photographies numériques prises par un touriste, afin d’amplifier la toile de fond visuelle plus ou moins inconsciente de ses prises de vue. Le ciel, qui figure dans chacune de ces images, est ici coupé, empilé, subit une rotation de 180 degrés, et prend l’aspect d’un exposé scientifique. Au lieu de la campagne Américaine, c’est le ciel comme symbole universel d’immensité et d’infinité qui devient le sujet de la photographie. En même temps, le comportement irrationnel et stéréotypé du touriste devient évident. Je me suis demandé: qui donc aurait envie de voir ces 1110 photos, prises lors d’un voyage de deux semaines?

Bien que les photographies offrent une vision découpée de la réalité, elles sont en quelque sorte elles-mêmes des découpes. Elles sont donc des objets témoins qui transportent les fragments d’un lieu et d’une époque à l’autre. Dans mon travail avec ces photos, ce n’est pas seulement la surface visuelle qui m’intéresse, mais aussi leur matérialité spécifique. Une image peut être fixée sur du papier, projetée au travers de diapositives ou visualisée sur un écran – chaque époque ayant ses propres techniques photographiques et ses propres utilisations. À travers mon travail, j’enquête sur la photographie comme technique culturelle, qui anime et en même temps documente le média et son utilisation dans les pratiques sociales. Quelle est l’influence des facteurs techniques et sociaux sur la mise en image de la réalité? Comment le média détermine t-il et transforme t-il notre notion du «réel» et notre relation à ce concept?

Mon processus de travail pourrait être décrit comme une sorte de post-production manuelle. En coupant, en superposant, en assemblant ou en installant les photographies dans l’espace, j’interviens sur l’information visuelle de l’image d’origine, ainsi que sur sa structure matérielle. À travers mon travail, je remets en question la preuve visuelle de la photographie et je vais au-delà de sa surface plate et en deux dimensions.

Les «Mindscapes» sont une série de collages en cours, sur laquelle je travaille depuis 2007. Avec comme point de départ les photographies privées de divers moments et contextes, je crée des scènes appartenant au monde intérieur de la mémoire et de l’imagination; un monde auquel aucun appareil photo n’a d’accès: les paysages de l’esprit. Travailler sur cette série est un processus constant de recherche et de jeu autour des motifs de la perception humaine, qui nous obligent à identifier même les éléments flous comme des objets familiers de notre mémoire visuelle.

Selon l’ajustement de l’attention du spectateur, les «Mindscapes» apparaissent soit comme des arrangements abstraits, avec des tensions définies entre les fragments, soit comme des montages illusionnistes – mondes emblématiques – qui peuvent être perçus grâce à une composition puissante qui s’articule autour d’une section découpée. Ces collages poussent notre perception à changer constamment. Ils permettent à des objets comme les montagnes, les bâtiments ou les paysages, de devenir les impressions d’un monde fictif et instable. En même temps, relations déictiques sont fragmentées à l’intérieur de chacune des oeuvres, puisque chaque «Mindscape» contient et nous relie à de nombreuses réalités.

Des oeuvres comme «Mindscapes», «United Colours of Venice» ou «An-und Aussichtspunkte» démontrent que nous ne voyons jamais la réalité nue, parce que dès lors que nous essayons de voir ou d’identifier quoi que ce soit, nous faisons appel à notre mémoire visuelle constructive.