Carolle Benitah
Née à Casablanca (Maroc), elle vit et travaille à Marseille (France)
www.carollebenitah.com
J’ai commencé à m’intéresser à mes photographies de famille, lorsqu’en feuilletant l’album de mon enfance, je me suis retrouvée submergée par une émotion dont je n’arrivais pas à déterminer l’origine. Ces photographies prises il y a 40 ans et dont je ne me souvenais ni du moment de la prise de vue, ni de ce qui avait suivi ou précédé cet instant, réveillaient en moi une angoisse de quelque chose de familier et totalement inconnu à la fois, une sorte d’étrangeté inquiétante dont parle Freud. Ces moments fixés sur du papier me représentent, parlent de moi, de ma famille, et disent des choses sur la question de l’identité, de ma place dans le monde, mon histoire familiale et ses secrets, les peurs qui m’ont construites et tout ce qui me constitue aujourd’hui.
J’ai décidé d’explorer la mémoire de l’enfance parce que cela me permet de comprendre qui je suis et de définir mon identité aujourd’hui.
Dans un premier temps, j’exécute un travail de fouilles. Telle une archéologue, j’exhume des albums de famille et des boîtes à chaussures pleines de photographies, les images où je figure. Je choisis des instantanés parce qu’ils sont liés au souvenir et à la perte.
Ces photographies sont des fragments de mon passé que j’interprète dans une perspective subjective, comme autant de confessions. Je classe les photos, je les numérise et je les imprime. Je n’interviens pas directement sur la photographie originale. Je vais transposer cette réalité sur un papier différent, je recadre quelquefois un détail qui m’interpelle et je choisis mon format. Le travail d’interprétation commence par ces étapes-là.
Une fois ces choix définis, je commence à raconter ma version des faits. Je me penche sur ma propre histoire avec parfois jusqu’à 40 ans de recul et le vécu qui modifient la perception des évènements. Le passé d’un être humain, à la différence des vestiges de quelque temple antique, n’est ni fixe ni fini mais reconstitué par le présent. Dans ce dessein, je vais utiliser les travaux d’aiguille : la broderie et le perlage.
La broderie est une activité spécifiquement féminine. Autrefois la brodeuse était un parangon de vertu. L’attente est également liée à cette activité : les femmes brodaient, espérant le retour de l’homme au foyer.
La broderie est étroitement liée au milieu où j’ai grandi. On apprenait aux filles de bonnes famille à coudre et à broder. C’est l’activité réservée aux femmes parfaites.
Ma mère a brodé son trousseau.
Cette activité n’a rien de subversif, mais je la pervertis par mon propos. Je me sers de ses artifices faussement décoratifs pour réinterpréter mon histoire et en dénoncer les travers. Les deux activités se rejoignent dans une forme de contestation, la broderie, signe d’une bonne éducation de femme d’intérieur et le propos que je dénonce ne font pas de moi ce à quoi j’étais destinée : une sage fille, une bonne épouse et une mère aimante.
Pour broder ma photographie, je vais percer le papier. À chaque point, je troue le papier avec une aiguille. Chaque trou est une mise à mort de mes démons. C’est comme un exorcisme. Je perce le papier jusqu’à ce que je n’aie plus mal.
Chaque photographie raconte son histoire. Chaque photographie lève le voile sur le passé. C’est une histoire de révélation. C’est un travail lié à l’émotion.
Je raconte mon histoire sur le petit chaperon rouge. C’est l’histoire d’une petite fille que le loup avale. On est ici dans des histoires de transgression, de sentiers bordés à ne pas dépasser, de désobéissance.
Je parle de peurs enfantines. Je brode des cafards qui envahissent l’espace mais ils ont des ailes d’ange. Et le lien fraternel très fort me protège et me sauve.
J’utilise un fil rouge, qui est mon fil d’Ariane. Il me conduit dans les dédales de mon histoire passée. Le rouge est la couleur des émotions violentes, c’est la couleur du sang, du mauvais sang, c’est une couleur également liée à la sexualité.
Les perles choisies pour leur brillance et leur fragilité accentuent le côté décoratif et créent un décalage. Je réintroduis le geste artisanal dans cette série et renoue avec mon ancien métier de styliste.
C’est une oeuvre en trois dimensions.
L’écriture intervient également. Elle accompagne la photographie. Elle est comme une clef qui permet de déchiffrer le mystère.
Ce travail lent et précis est la métaphore d’une fabrique minutieuse de soi et du temps qui passe.
L’album de famille catalyse le souvenir et l’imaginaire sur lequel je couds, brode, colle et découpe, je joue avec le fil rouge des émotions et la fragilité des perles de verre laissant remonter quelques fois les ruines archaïques de mon histoire. Images du passé et intervention du présent, la réalité et le rêve sont les clefs de mon langage pictural.
L’aiguille et le fil sont là pour réajuster les images évanescentes de la mémoire.
Mêlant merveilles et effrois, je revisite le souvenir de l’enfance tout en mettant à jour les représentations culturelles conscientes ou inconscientes du rôle traditionnel de la femme et des schémas de la famille.